
Un quartier de villas au nord de Tunis. Les rues sont longues, tracées suivant un plan en damier et bordées d'élégantes maisons Art déco. Au numéro 24 de la rue Emir Abdelkrim, cachée derrière son mur d'enceinte, une bâtisse se fait un peu plus discrète que les autres.
Mounir Baatour est tout l'inverse de cette demeure où il a installé son cabinet. L'avocat d'affaires a décidé de s'engager en devenant le tout premier candidat ouvertement homosexuel à une présidentielle dans le monde arabe. Il y a quelques semaines, le futur candidat a annoncé avoir les 10.000 signatures nécessaires pour se présenter à l'élection qui aura lieu le 15 septembre en Tunisie. «Ma candidature a suscité beaucoup d'enthousiasme, beaucoup de soutiens», assure l'avocat, qui confirme présenter sa candidature officiellement ce mercredi 7 août.
Mais la route vers la présidence s'annonce difficile. Sur la question de l'homosexualité, la Tunisie serait le pays le moins tolérant du Maghreb, selon un sondage réalisé pour la BBC au mois de juin. À peine 7 % de la population tunisienne estime que l'homosexualité est «acceptable».
L'avocat de 48 ans connaît parfaitement le fonctionnement des médias et sait qu'il est devenu l'attraction de ce scrutin. Dès son annonce, ils sont venus du monde entier et ont pris d'assaut son cabinet. Français, Américains, Italiens, ce jour-là quand nous le rencontrons son emploi du temps est serré.
Il se prépare pour un duplex sur France 24. Le résultat de cette hyper-médiatisation atterrit immédiatement sur son compte Facebook où Mounir Baatour publie tous les articles qui lui sont consacrés. «Vous m'enverrez le lien vers votre papier», lance-t-il au début de l'interview.
Le militant assume cette communication très centrée sur sa personne. Il est là pour faire du bruit et pour faire entendre les revendications LGBT. «J'ai choisi la présidentielle parce qu'il y a plus de lumière sur cette élection et qu'elle portera davantage ma voix. Elle va me permettre d'imposer beaucoup de choses dans le débat. J'ai besoin que les idées que je défends, celle des libertés individuelles et de l'égalité entre les sexes, soient débattues. Je veux mettre chaque candidat devant ses responsabilités sur ces sujets de société.»
Une certaine nonchalance émane de l'homme. Il sourit rarement. N'élève jamais la voix. Laisse parfois, seulement, transparaître ses émotions.
S'il n'accède pas au second tour, Mounir Baatour pourrait annoncer son ralliement au candidat le plus proche de son programme. Un conditionnel de circonstance pour ne pas perdre la face, qu'il ne faut pas se voiler: il n'a aucune chance d'être élu. Il s'est déjà soumis au suffrage universel en 2011, lors des élections de l'Assemblée nationale constituante. Ce fut un échec. Son parti, le Parti libéral tunisien, n'est même pas cité dans les vagues de sondages.
Pourtant, l'homme politique veut continuer de donner l'image du candidat qui y croit: «Ça fait des années que je me bats pour les droits de l'Homme, pour le droit des minorités et mon constat, c'est que les choses n'avancent pas assez vite et qu'au pouvoir je serais peut-être le mieux placé pour défendre mes idées.»
Sa robe d'avocat est accrochée à un porte-manteau près de son bureau. L'autoproclamé candidat des LGBT la revêt le plus souvent pour défendre les intérêts d'entreprises. Depuis quelques années, il lui arrive plaider pour la défense dans des procès pour homosexualité. En Tunisie, l'article 230 du code pénal interdit toujours les relations entre personnes de même sexe. Par la force des choses, cet avocat d'affaires est devenu spécialiste des droits humains. «En tant qu'avocat je me suis retrouvé en première ligne pour défendre les homosexuels […]. Il a fallu créer toute une méthodologie de plaidoirie pour au moins essayer d'alléger les peines […]. Le combat, qui était judiciaire au départ, est devenu associatif.»
Les réponses du Tunisien sont courtes, émises sur un ton monocorde. Mais sa parole se libère quand il s'agit d'évoquer son arrestation en 2013.
«J'étais surveillé et notoirement connu comme homosexuel. La police le savait déjà sous Ben Ali. Ils ont profité du fait que j'avais un copain permanent. Nous étions dans un café, ils ont simulé un contrôle d'identité. Ils l'ont emmené au poste et l'ont torturé. Ils lui ont demandé la nature de la relation qu'il entretenait avec moi. Il a tout avoué.»
Cinq jours de garde à vue, un mandat de dépôt et deux mois et demi d'instruction plus tard, le 14 juin 2013, Mounir Baatour est condamné à trois mois de prison. Il cherche soudain ses mots: «Ce sont des conditions très difficiles. C'est une angoisse, une humiliation très grave. J'entendais: “Ah voilà l'avocat pédé”. En prison tout finit par se savoir entre les détenus»,lâche-t-il dans un soupir.
Un an plus tard, en 2014, c'en est trop pour lui. Le nombre d'arrestations et de persécutions est en train d'exploser dans le pays. Plus d'une centaine d'homosexuels sont interpellés et il n'y a personne pour suivre les affaires. Avec d'autres personnes qui militent, Mounir Baatour décide de lancer une page Facebook qui deviendra en 2015 l'association Shams, la première organisation tunisienne dédiée à la défense des droits LGBT.
Son majeur a jauni à cause de la fumée de cigarette. Celui qui rêve de devenir le premier président gay de son pays garde deux paquets devant lui pendant notre entrevue. Il ne résiste pas très longtemps avant d'en extraire une blonde pour la fumer machinalement. Cela pourrait être un signe d'anxiété si toute la Tunisie ne vivait pas comme lui une cigarette au bout des lèvres.
Le candidat ne craint pas pour sa vie, ou plutôt il n'a pas peur de la perdre. Il reçoit régulièrement des menaces de mort. «Vous savez, mourir pour cette cause serait un honneur, mais je ne crois pas que [les intégristes] soient assez cons pour faire de moi un martyr LGBT», lâche-t-il dans un sourire, rare expression qui s'affiche sur un visage le plus souvent impassible. Le conseil ne vit pas sous protection.
Chaque matin son compte Facebook est saturé de messages. Ceux d'internautes qui saluent son combat, il y en a. Mais le plus souvent, ce sont des insultes: «Tu auras ma b… dans la bouche, toi et tous les p…» dit l'un d'eux ce jour-là. Un autre convoque la religion: «Qu'Allah préserve la Tunisie de personnes comme toi. La Tunisie est un pays musulman, comment oses-tu vouloir la diriger alors que tu commets l'une des choses les plus détestées en islam? Tu fais honte à la Tunisie devant les autres nations musulmanes et le monde entier, repens-toi d'un repentir sincère avant qu'il ne soit trop tard.»
Est-ce qu'il a déjà pensé à tout abandonner, à cesser son combat pour mettre fin aux attaques? Sa réponse est directe, sans hésitation: «Je lâcherai prise le jour où l'article 230 sera aboli.» Sans aucun doute sa première mesure s'il était, par miracle, élu président.
Il a reçu de nombreux soutiens de l'étranger. L'Association Française des Avocats LGBT+ a publié le 16 juillet un communiqué pour dénoncer les pressions exercées contre lui par certains de ses confrères qui voudraient le voir radié du barreau.
L'ambassadeur de l'Union européenne en Tunisie, Patrice Bergamini, a été l'un des premiers à saluer sa candidature.
Dans son pays pourtant, le militant ne fait pas l'unanimité au sein des associations LGBT. Quelles ont été les réactions à sa candidature? «Je n'ai pas d'échos de leur part», dit-il sans convaincre. La question semble l'avoir mis mal à l'aise. Quelques jours après notre entrevue, dix associations et collectifs LGBT de Tunisie s'unissent pour lancer une pétition contre Mounir Baatour. «Nous ne soutenons pas [sa candidature], il ne représente en aucun cas la communauté ni notre mouvement.» Suivent les raisons de cette désolidarisation contre la démarche de celui qui est pourtant leur allié idéologique.
Dans le communiqué qui accompagne la pétition, il est présenté comme «un danger» et «une menace» pour la communauté. Voici l'avocat accusé de violation de la vie privée, de courir après les médias pour rendre publics les actes homophobes «sans se soucier des danger auxquels s'exposent [les victimes]», parfois même sans avoir leur accord.
En ce qui concerne l'accusation d'abus sexuels, Baatour parle de «diffamation» et dit envisager de porter plainte contre ces associations après les élections: «Elles n'ont aucune preuve de ce qu'elles avancent, dit-il. Aucune plainte n'a jamais été déposée contre moi.» Il s'estime victime d'attaques, visé par qu'il s'est prononcé par le passé en faveur de la normalisation des relations avec Israël. «Ce sont des antisémites qui veulent me salir à cause de mon engagement pour la paix avec Israël.»
Mounir Baatour reconnaît des divergences sur la stratégie à suivre. «Est-ce que la médiatisation sert la cause ou est-ce que cela met en danger la communauté LGBT et ses militants? Ce sont deux visions différentes. Il y a ceux qui prônent un travail pédagogique de sensibilisation, de formation, de lobbying discret. Ceux qui disent que la société tunisienne n'est pas encore prête à dépénaliser l'homosexualité. Ce n'est pas la vision de Shams. Nous, nous voulons la dépénalisation tout de suite et c'est pour cette raison que nous montons au créneau chaque fois qu'il y a des propos homophobes tenus par des personnalités, c'est pour cela que nous nous plaignons dès qu'il y a des arrestations au Conseil des droits de l'homme de l'Onu. Shams c'est Act Up en France dans les années 1980-1990.»
Il reconnaît rompre avec une certaine conception du consensus en Tunisie, érigée en tradition politique par la classe dirigeante. «Je ne crois pas que le changement [dans le pays] se soit fait dans le consensus, rétorque-t-il. Quand Bourguiba a imposé ses réformes et changé de fond en comble la société tunisienne, elle était très conservatrice et composée à plus de 80% d'analphabètes.»
Figure tutélaire de la famille progressiste tunisienne, Habib Bourguiba est le fondateur de la République et celui qui a promulgué le code du statut personnel accordant à la femme tunisienne des droits sans précédent dans le monde arabe. C'était en 1956. Plus de soixante ans plus tard, les LGBT attendent leur tour. Impatients.
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