
Ceux qui connaissent les méthodes employées par le régime dirigé par Paul Kagamé ne seront en rien surpris. Président du Rwanda depuis 2000, celui qui a mis fin au génocide contre les Tutsis en 1994, l’ex-chef militaire du Front patriotique rwandais devenu le parti politique hégémonique, sera en lice pour sa réélection le 15 juillet prochain. Mais au-delà de l’homme d’état auquel les Rwandais vouent une grande admiration, Paul Kagamé est aussi un dirigeant à la tête d’un régime qui traque journalistes et opposants.
L’enquête publiée ce 28 mai par le site Forbidden Stories (Histoires interdites), émanation de l’association Freedom Voices Network qui réunit des journalistes d’investigation du monde entier, apporte un nouvel éclairage de ces méthodes. C’est le projet « Rwanda classified » (Rwanda classé secret), mené par 50 journalistes issus de 17 médias de 11 pays différents.
L’enquête apporte de nouveaux éléments sur la traque dont sont victimes non seulement des opposants mais aussi des proches de Paul Kagamé, notamment des anciens ministres. Le tout via le fameux logiciel espion Pegasus, conçu et commercialisé par la société israélienne NSO Group, et dont la vente était supervisée par le ministère de la Défense israélien.
Inépuisable, l’opposante rwandaise Diane Rwigara, la fille d’Assinapol Rwigara, ancien financier du parti présidentiel, mort en 2015 dans un accident de voiture dénoncé par sa famille comme un assassinat, son numéro de téléphone et celui de sa sœur, Anne Rwigara, apparaissaient dans une liste de numéros désignés comme de possibles cibles à infecter au moyen du puissant logiciel espion Pegasus.
L’un des derniers journalistes indépendants du Rwanda, tué en janvier 2023 lors d’un accident de la route, serait aussi victime de la politique sanguinaire de Kagamé. La version officielle de la mort de John Williams Ntwali, 43 ans, rédacteur en chef du journal The Chronicles et fondateur de la chaîne YouTube Pax-TV-Ireme News, est pourtant celle d’un accident de la route. Mais à Kigali aujourd’hui, à la seule évocation de son nom ou de l’accident qui lui a coûté la vie, les mines se figent et le silence s’installe.
Agents sous couverture chargés d’intimider l’opposition, espionnage électronique avec le logiciel Pegasus, actions coups de poing lors de manifestations avec un groupe de « gros bras » proche de l’ambassade, projets d’assassinats ciblés sur le sol belge : le Rwanda mène en Belgique, où sa diaspora compte près de 30 000 personnes, une politique de répression sous diverses formes. C’est ce qui ressort de l’enquête « Rwanda Classified », conduite par le collectif Forbidden Stories avec dix-sept médias internationaux sur le régime de Paul Kagame.
L’enquête de Forbidden Stories révèle que le régime de Kagamé a ainsi espionné, entre 2017 et 2021, au moins douze personnes, des figures politiques telles que l’ancien ministre de la Justice Tharcisse Karugarama, ou celui des infrastructures James Musoni, actuel ambassadeur au Zimbabwe.
Selon John Scott-Railton, chercheur au Citizen Lab de l’université de Toronto, « Dans de nombreux cas examinés pour l’affaire Pegasus, nous avons constaté un mélange en termes de cibles d’alliés et d’opposants. Cela ne me surprend pas : il pourrait tout à fait exister une dynamique dans laquelle des personnes considérées comme des alliés (…) dont la fiabilité politique feraient l’objet d’une surveillance, autant que les gens perçus comme des ennemis et des opposants. »
Depuis la révélation du scandale mondial de Pegasus, en 2021, le Rwanda semble avoir cessé tout contrat avec l’entreprise israélienne. Dans sa quête destinée à faire preuve de respectabilité, il avait d’ailleurs nié avoir utilisé le logiciel espion.
Mais selon le journal israélien Haaretz, qui fait partie du projet Forbidden stories et cite des sources du renseignement du pays, un contrat avait bien été signé pour la période 2017-2021 avec le Rwanda. L’enquête dévoile également les nombreuses pressions, jusqu’à des décès suspects, subis par plusieurs journalistes, rwandais comme étrangers.
Malgré le soutien militaire de Kigali à la rébellion du Mouvement du 23 mars (M23) dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), documenté par les experts des Nations unies, les demandes de sanctions internationales réclamées par Kinshasa restent pour l’instant lettre morte. Et n’empêchent pas nombre de chancelleries occidentales, Paris en tête, de déployer d’importants efforts diplomatiques pour renforcer leur relation avec Kigali.
Comme l’illustre l’enquête « Rwanda Classified », menée par le collectif Forbidden Stories, le Rwanda a su se rendre indispensable à la communauté internationale en Afrique. Et le pays est devenu ce que les Anglo-Saxons appellent un « donor darling », autrement dit un « chouchou » des bailleurs de fonds qui apprécient la rentabilité de leurs investissements et la solvabilité de leur créancier.
Ainsi, les Etats-Unis ont investi 116 millions de dollars sur les trois dernières années dans le système de santé local, qui a profité aux 13 millions de Rwandais. Quant au Royaume-Uni, il a été ravi de voir le Rwanda venir lui prêter main forte dans l’accueil de migrants dont il ne voulait plus.
Alors que la signature, le 24 février dernier, d’un protocole d’accord entre le Rwanda et l’Union européenne (UE) pour l’exploitation des minerais stratégiques avait provoqué une explosion de colère à Kinshasa, l’UE se prépare à débloquer une seconde enveloppe de 20 millions d’euros destinée aux Forces armées rwandaises, une somme qui serait transférée via le mécanisme de Facilité européenne pour la paix. Dans l’esprit de l’UE et avec le soutien de la France, cette somme servirait à appuyer les opérations menées par l’armée rwandaise dans les districts mozambicains de Palma et de Cabo Delgado.
Fiabilité d’une part, autocratie de l’autre : pour l’instant, les donateurs semblent s’accommoder de cette double réalité car ils en voient les avantages. Mais la révélation du scandale mondial de Pegasus et la prise de conscience progressive des drames qui se déroulent dans l’est de la RDC pourrait modifier l’attitude à l’égard de Paul Kagame.
Par Guylain Gustave Moke
Analyste Géopolitiquw/Politique