Un vent de révolte soufflerait-il au sein des femmes de la mouvance islamique turque? Des députées, cadres ou militantes, dont certaines membres ou proches du Parti de la justice et du développement (AKP) du président Recep Tayyip Erdoğan, sont furieuses que ce dernier ait décidé de quitter la Convention du Conseil de l’Europe, dite «Convention d’Istanbul», sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique.
«La Convention était jusqu’à ce jour un gage, une assurance, une reconnaissance pour toutes les femmes victimes de violences. Nous sommes stupéfaites de ce départ», s’est rebiffée début juillet Serpil Balat lors d’un débat au sein de la commission parlementaire sur les violences sexistes. Cette militante est présidente d’une fondation islamique rassemblant plusieurs ONG. En Turquie, près de 4 femmes sur 10 sont victimes de violences conjugales au cours de leur vie. Aux 266 féminicides dénombrés par le ministère turc de l’Intérieur en 2020, s’ajoutent presque autant de morts de femmes non élucidées. D’où le désarroi de Serpil Balat, pour ne pas dire sa colère.
La lutte contre les violences faites aux femmes, «sujet idéal et consensuel par excellence» selon un haut fonctionnaire turc, explique sans doute que la Turquie ait rapidement signé puis ratifié ce texte en 2011. Mais pourquoi alors, après avoir été le premier pays à l’adopter, décider aujourd’hui d’en sortir? Pourquoi après avoir accepté, il y a dix ans, les termes «d’orientation sexuelle» et d’«identité de genre» inclus dans l’article 4 de la Convention sur la non-discrimination, les autorités turques y voient-elles aujourd’hui un obstacle insurmontable?
«On a voulu trop bien faire! répond Ali Onaner, l’actuel ambassadeur de Turquie en France qui a participé à la rédaction de la Convention d’Istanbul en 2010-2011. En ouvrant la Convention à la participation de la société civile, en laissant sa part à l’ambiguïté constructive [qui permet de conserver un certain flou dans les accords, ndlr], on ne s’est pas rendu compte qu’on ouvrait la porte à des groupes d’intérêt maximalistes qui cherchent à se l’approprier.» En ligne de mire: les mouvements LGBT dans un pays où l’homosexualité est jugée contraire aux valeurs familiales.
Lorsque l’été dernier, le président turc avait annoncé une première fois son projet de retrait de la Convention, il avait essuyé plusieurs manifestations d’ampleur et une bronca générale. Membre du conseil d’administration de l’association Femmes et Démocratie (KADEM) proche de l’AKP, la propre fille cadette de Recep Tayyip Erdoğan s’en serait émue. C’est en tout cas ce qui avait été rapporté. Le père semblait alors avoir fait marche arrière. 80% des personnes interrogées qui connaissaient la Convention ne se prononçaient-elles d’ailleurs pas contre le retrait de la Turquie?
De gauche ou de droite, laïques ou islamistes, de nombreuses «organisations de femmes et féministes se sont alors mobilisées pour expliquer la Convention au grand public, son rôle préventif aussi bien que punitif, et pour insister sur son importance dans la lutte contre les violences faites aux femmes», détaille Eva Bernard, chercheuse associée à l’Institut français d’études anatoliennes (Ifea) à Istanbul. Mais, parallèlement à cet engagement féministe, le camp religieux conservateur passait aussi à l’attaque. Une véritable opération d’«ingeniering politique», décrit Serpil Balat, menée par des hommes politiques et des experts en communication circulant de province en province, pour convaincre les notables, élus ou chefs locaux de partis combien ce texte est signe de «décadence».
En mars 2021, soit sept mois après sa première annonce, le président Erdoğan confirme le retrait de son pays de la Convention d’Istanbul: par voie de décret plutôt que de s’en remettre au vote, plus aléatoire, des députés. Car –et malgré la propagande conservatrice– cette décision est encore loin de faire l’unanimité y compris au sein de son propre parti, puisque seules 47% des personnes se présentant comme AKP l’approuvent. Pis, en dépit des injonctions au silence qui ont pu leur être adressées, à peu près toutes les représentantes d’associations féminines, affiliées ou proches de l’AKP, convoquées et réunies par le président turc en juin, quelques jours avant la date fatidique, expriment leur désaccord.
Le 1er juillet, la requête en annulation du décret présidentiel ayant été tout juste rejetée par trois voix (contre deux abstentions) dont celle de la seule femme juge du Conseil d’État, Lütfiye Akbulut, voilée, et nommée par Recep Tayyip Erdoğan, l’autocrate d’Ankara déclare que «l’affaire est réglée»: le décret peut entrer en vigueur. Ce même jour, partout en Turquie, des milliers de femmes descendent dans la rue pour protester. «Notre combat à l’égard de la violence contre les femmes n’a pas commencé avec la Convention d’Istanbul, il ne finira pas avec ce retrait», leur répond le numéro 1 turc.
Or, «la logique défendue par les autorités en matière de lutte contre les violences insiste sur l’importance de la structure familiale. Il ne s’agit en aucun cas d’une remise en question du patriarcat comme source de violence, contrairement à la position défendue par les organisations féministes, qui considèrent que l’État ne cherche pas à agir sur les causes et posent aussi la question de la répression des auteurs [clémence des tribunaux par l’application de circonstances atténuantes, notamment]», explique Eva Bernard.
En retirant la Turquie de la Convention d’Istanbul, le président Erdoğan donne ainsi des gages aux confréries religieuses qu’il essaie de conserver voire de réattirer dans son giron. Voilées ou non, les femmes réagissent mal à la volonté grandissante du régime de plaire à ces cercles religieux. Selon un sondage publié au printemps, 75% de la population demande l’interdiction des confréries souvent perçues comme des foyers de corruption et d’immoralité.
En se retirant de la Convention, et quoique cela ne semble pas le but visé, la Turquie s’aligne, en outre, sur le camp des francs-tireurs européens: la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Lituanie, la Lettonie et la Pologne, des pays membres de l’Union européenne (UE) qui refusent de signer cette Convention ou menacent de la quitter, aussi.
La décision turque «sape les droits des femmes et envoie un mauvais signal à toutes les femmes non seulement en Turquie mais au-delà», s’est d’ailleurs inquiétée en mars Dunja Mijatović, la commissaire aux droits humains pour le Conseil de l’Europe.
Ce faisant, Recep Tayyip Erdoğan n’est-il pas en train de tourner le dos à sa base féminine à laquelle il doit beaucoup? Au début des années 2000, en rupture avec le parti islamiste, plusieurs personnalités musulmanes pieuses –dont certaines se définissaient féministes– avaient salué et rejoint avec enthousiasme le tout nouveau AKP, lancé par Abdullah Gül et Recep Tayyip Erdoğan.
Ce dernier était l’objet d’un véritable engouement de la part de jeunes filles et jeunes femmes qui ne manquaient pas un de ses meetings et voyaient en lui la possibilité de concilier émancipation professionnelle et personnelle avec pratique et visibilité de leur foi musulmane, à commencer par le port du voile pour les étudiantes et les fonctionnaires. Elles furent et sont toujours un élément clé du dispositif électoral du président, contribuant largement à ses victoires répétées et constituent un large vivier de voix féminines, parmi lesquelles les 15 millions de femmes au foyer auxquelles Recep Tayyip Erdoğan a toujours prêté une grande attention.
«J’ai été interdite de barreau pendant dix-huit ans parce que j’étais voilée, alors je suis bien placée pour savoir ce que je dois à l’AKP [qui m’a permis de plaider voilée]. Je vote AKP et je parle en tant que membre de l’AKP, on peut même me considérer comme un soutien aveugle de l’AKP. Si cette fois, j’exprime des critiques, c’est bien parce que je suis inquiète pour les élections présidentielles de 2023», indique Serpil Balat, qui s’étonne qu’elle ait été «invitée à témoigner ici mais [qu’on lui ait] dit “ne parle pas de ce sujet”».
Sans toujours oser et pouvoir le dire haut et fort, certaines femmes membres ou proches de l’AKP sont donc bien défavorables au retrait de la Convention, tandis que celles qui sont en faveur de ce retrait peuvent l’exprimer urbi et orbi, à l’image de la seule femme du gouvernement, la ministre de la Famille et des services sociaux. Plusieurs de ces musulmanes conservatrices opposées au retrait nous ont toutefois avoué être «choquées de voir des militants LGBT au premier rang des manifestations féministes». Une réaction, assez commune, sur laquelle s’appuie et mise le virage idéologique et stratégique du pouvoir turc.
«En 2011, les autorités turques ont fait le choix politique de soutenir ce texte, dans le contexte des négociations d’adhésion à l’UE, ouvertes en 2005. Or, d’hier à aujourd’hui, elles sont passées d’une logique de coopération à une logique de confrontation et à un repli sur des questions identitaires et un électorat conservateur», souligne Eva Bernard.
Mais en Turquie, depuis quelques années maintenant, et du fait de la répression accrue vis-à-vis de toute expression politique, le mouvement des femmes constitue (avec le mouvement national kurde) la principale force d’opposition capable de mobiliser à grande échelle, et avec courage.
En confirmant le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul, le président Erdoğan aurait-il aussi voulu montrer qu’il ne se laisserait pas intimider par la puissance des femmes turques? Si c’était le cas, il a peut-être sous-estimé le consensus grandissant autour de la lutte contre les violences faites aux femmes. Parfois bien au-delà des clivages partisans. Et c’est sans doute une faute politique de sa part.
Par Ariane Bonzon