L’intelligence artificielle (IA) accomplit des progrès fulgurants. Elle change en profondeur le monde de la justice, avec l’émergence d’une «justice prédictive». Les robots chirurgicaux font des prodiges, qui pourraient conduire à des ruptures majeures dans les techniques médicales. L’IA serait-elle sur le point de surpasser l’intelligence humaine ou biologique (IB)?
C’est la thèse que défendait, dès 2017, le Dr Laurent Alexandre dans son ouvrage La guerre des intelligences, à qui son succès vient de valoir une nouvelle édition en livre de poche. Sa lecture nous offre l’opportunité de réfléchir, à travers la question de l’intelligence, à la spécificité et à l’avenir de l’humanité. Celle-ci est-elle à un tournant décisif qui pourrait la voir disparaître?
Pour Laurent Alexandre, la «révolution NBIC» (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) se traduit par l’émergence d’une IA qui, ouvrant «des perspectives extraordinaires», se trouve d’ores et déjà en position de surpasser l’IB, voire de la réduire en esclavage. La machine pourrait triompher de l’être humain.
Mais pourquoi imaginer et craindre un conflit, qui plus est meurtrier? IA et IB sont-elles concurrentes, et ont-elles des intérêts contraires? L’IA ne pourrait avoir la velléité d’entrer en guerre contre l’IB que si deux conditions sont remplies: qu’elle se révèle plus performante que l’IB et qu’elle ait conscience de sa supériorité. Autrement dit: qu’elle soit dotée d’un pouvoir de décision, qui serait la marque d’une réelle autonomie, et d’une véritable conscience.
La première condition paraît remplie. «Le tsunami de l’IA» va déjà «trop vite et trop haut», estime Laurent Alexandre. «Le neurone perd chaque jour plus de points devant le transistor.» Dans la course à la productivité et à l’efficacité, «la rapidité et l’infaillibilité d’exécution des machines intelligentes» sont de nature à rendre «absolument non compétitif le travail humain». Le combat est ici inégal. L’IA «galope», tandis que l’IB piétine, dans l’attente d’une hypothétique mutation génétique. Une diligence ne peut lutter contre le TGV.
Mais qu’en est-il de la seconde condition? Alexandre écrit que «l’IA pourrait devenir supérieure à l’humanité», pour qui elle prend «des allures de crépuscule». Ce qui fait la supériorité actuelle (bien qu’en grand péril?) de l’humanité est l’existence d’une volonté consciente. Même s’ils ne sont pas toujours bons, l’être humain est capable de faire des choix, de se doter de buts, et de se poser la question de la valeur de ceux-ci.
L’IA peut-elle être dotée (pire: se doter?) d’une telle capacité? Peut-elle devenir capable de réflexion, éthique et politique? C’est toute la question de la «singularité», «ce moment où l’intelligence des machines dépassera celle des hommes». Un tel moment est-il inéluctable? Est-il autre chose qu’une simple vue de l’esprit? Peut-on vraiment faire l’hypothèse d’une «IA forte», qui «aurait la capacité de cacher ses propres buts», et donc, déjà, d’en avoir?
Si l’intelligence biologique est limitée et faillible, du moins s’accompagne-t-elle de cette conscience de soi et de cette capacité de réflexion critique, que l’on ne pourrait attribuer à l’IA que par un tour de magie, semblable à celui qui fait du pantin Pinocchio un véritable être humain.
La croyance en un possible «basculement dans un monde où les robots seraient aussi intelligents que l’homme» témoigne d’une conception réductrice de l’intelligence, limitée à la «puissance de calcul»; et manifeste une crédulité enfantine devant une fable digne de Carlo Collodi. Comment croire sérieusement que l’IB puisse être le Geppetto donnant naissance à une IA dotée de «volonté libre» et de «conscience artificielle»?
Il n’empêche que le développement «galopant» de l’IA pose question. Sans aller jusqu’à penser que, trop faibles devant les machines, nous allons devenir leurs esclaves, voire être exterminé·es par elles, nous devons reconnaître que la perspective d’une automatisation croissante de tâches humaines de plus en plus complexes, et d’une prise en charge, envahissante, d’activités cognitives de haut niveau par des algorithmes, nous conduit au-devant d’une triple crise: sociale, éthique et existentielle.
Si même les médecins sont menacé·es de disparition, que reste-t-il pour le travail humain? Si l’intégrité de notre cerveau est en danger, comment protéger notre liberté de penser? Si l’IA nous défie dans ce que nous sommes en tant qu’êtres humains, comment préserver notre humanité?
Mais tel est alors sans doute, précisément, le véritable enjeu. L’IA nous met au défi de faire nos preuves en humanité! Où est l’essentiel, qu’il nous faudrait préserver de toutes nos forces? À travers la question de l’intelligence, c’est bien celle de la spécificité humaine qui est posée. «Que voulons-nous en tant qu’êtres humains? Avons-nous une spécificité à faire valoir?»
Laurent Alexandre suggère de «sanctuariser quelques lignes rouges qui fondent notre humanité». Il voit pour celle-ci trois piliers: le corps physique, l’esprit individuel et le hasard. Ce qui lui permet de conclure, de façon optimiste: «Non, l’intelligence biologique ne mourra pas avec l’IA.»
Pour cela, nous ajouterions volontiers une condition: qu’elle sache quel est son véritable ennemi, et où il se cache. Car la crainte des méfaits d’une «IA forte» est le fruit d’une externalisation de nos terreurs. Nous craignons un ennemi extérieur, alors que, comme Paul Valéry nous en avait prévenus, le véritable ennemi est en nous.
Le plus grand ennemi de l’intelligence humaine, et donc, finalement, de l’humanité, est tapi en l’être humain. Il porte un nom: la bêtise. Ou, pour le dire encore plus clairement, sauf le respect que l’on doit au lectorat: la connerie…
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