Depuis 1993, le 12 juin est plus qu’une simple date dans le calendrier pour les Nigérians. Il symbolise la brutalité avec laquelle une dictature militaire a écrasé les espoirs de retour à la démocratie dans le pays le plus peuplé d’Afrique.
La semaine dernière, le président Muhammadu Buhari, ex-général qui fut au pouvoir dans les années 80, a créé la stupeur en annonçant que le 12 juin serait désormais férié, “jour de la démocratie”.
Il a en outre décerné à titre posthume la plus haute distinction honorifique à Moshood Abiola, l’homme d’affaires en passe de remporter la présidentielle face au candidat de la junte militaire ce fameux jour de 1993, lorsque le vote fut annulé.
L’annonce a fait couler beaucoup d’encre dans les médias, soulignant l’importance que revêt aux yeux des Nigérians cet événement, même 25 ans plus tard.
Buhari a affirmé que le 12 juin était “bien plus symbolique” que le 29 mai, qui est officiellement célébré comme le “jour de la démocratie” depuis 1999, lorsque les généraux ont finalement rendu le pouvoir aux civils.
Pour l’entourage de Moshood Abiola, la distinction à titre posthume de grand commandeur de la République fédérale, habituellement réservé aux anciens chefs d’Etat, est une reconnaissance formelle de sa victoire en 1993.
“Le gouvernement a officiellement validé l’intégrité des élections justes et libres qui ont été annulées de manière criminelle par la junte d’Ibrahim Babangida”, a affirmé l’avocat Femi Falana, une figure de la défense des droits de l’Homme au Nigeria.
“Bien que cela vienne tardivement, 25 ans après, nous sommes heureux que la victoire d’Abiola soit enfin reconnue”, a déclaré Yinka Oduamkin, du mouvement Afenifere, qui représente les intérêts du groupe ethnique yorouba.
Selon Dapo Thomas, politologue à l’université de Lagos, “le président n’a fait que corriger les erreurs du passé”, et “devrait être félicité pour avoir fait ce que les autres dirigeants ont été incapables de faire.”
Indépendant depuis 1963, l’ex-colonie britannique a connu une succession de régimes militaires durant près de trois décennies.
Ibrahim Babangida, qui se décrivait lui-même comme un “génie du mal” et avait pris le pouvoir par un coup d’Etat en 1985, organisa des élections huit ans plus tard, après des reports répétés.
Les observateurs locaux et internationaux saluèrent alors le scrutin le plus juste, libre et pacifique qu’ait connu le Nigeria dans sa courte mais turbulente histoire post-coloniale.
Son annulation déclencha une crise politique et une telle protestation populaire que Babangida fut obligé de démissionner en août de la même année.
Avant de se retirer, Babangida nomma un gouvernement civil intérimaire, mais celui-ci fut renversé trois mois plus tard par le général Sani Abacha, qui interdit aussitôt les partis politiques et fit arrêter Abiola.
Condamné pour trahison, pour s’être autoproclamé vainqueur de l’élection, Abiola tomba malade et mourut en prison en 1998, à peine un mois après la disparition dans des circonstances inexpliquées du général Abacha.
Les civils revinrent au pouvoir l’année suivante, avec l’élection d’un autre ex-militaire, Olusegun Obasanjo, comme président de la quatrième république.
Pour certains, l’acte posé par Buhari est davantage une maneuvre politique à l’approche de la présidentielle prévue en février prochain qu’une volonté de corriger les erreurs du passé.
Le dirigeant de 75 ans espère briguer un second mandat de quatre ans, malgré les doutes sur son état de santé fragile, après avoir passé de longs mois à Londres pour se faire soigner d’une maladie non révélée.
Les généraux Obasanjo et Babangida, qui conservent une grande influence politique, ont tous deux critiqué vertement Buhari ces derniers mois, l’appelant à se retirer.
La décoration posthume d’Abiola a dès lors été interprétée comme une tentative de les faire taire: Obasanjo, pourtant de la même ethnie yorouba, n’a pas été capable d’en faire autant durant les huit années passées au pouvoir de 1999 à 2007.
Babangida pourrait quant à lui devoir s’expliquer sur les raisons qui l’ont poussé à annuler l’élection de 1993, permettant ainsi à l’armée de conserver le pouvoir.
Mais en réhabilitant Abiola, perçu comme un héros par de nombreux Yorouba, le président Buhari – Peul musulman issu du nord – espère sans doute aussi gagner en popularité dans leurs fiefs du sud-ouest, où leurs voix ne lui sont pas acquises.
Pour Yinka Oduamkin, le nom d’Abiola ne devrait pas être instrumentalisé pour “des gains politiques faciles”, tandis que le principal parti d’opposition (Peoples Democratic Party, PDP), y voit “l’expression du désespoir”.
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