Les Kényans se déplaçaient sans enthousiasme jeudi pour élire leur président lors d’un scrutin boycotté par l’opposition, dont certains partisans bloquaient même l’accès aux bureaux de vote, ce qui a déclenché des heurts avec la police.
Quelque 19,6 millions d’inscrits étaient en théorie attendus dans les 40.883 bureaux de vote. Mais le contraste était saisissant avec l’effervescence qui avait marqué le scrutin présidentiel du 8 août, invalidé par la justice pour “irrégularités”.
Le même jour, les Kényans avaient été appelés à élire leurs députés, sénateurs, gouverneurs, élus locaux et représentantes des femmes à l’Assemblée et ils s’étaient déplacés en masse. Mais après deux mois d’une crise majeure qui divise la Nation, l’entrain a déserté les maigres files d’attente.
Estimant que l’élection ne pouvait être transparente et juste, le leader de l’opposition, Raila Odinga, 72 ans, a appelé ses partisans à rester “chez eux” jeudi ou à participer à des prières collectives à l’écart des bureaux de vote.
Mais tous n’ont pas entendu cet appel à la retenue. Dans les bastions de l’opposition, certains bloquaient l’accès aux bureaux de vote, dont la plupart étaient tout simplement fermés, le matériel électoral n’ayant pu être acheminé, et les agents électoraux craignant pour leur sécurité.Â
Un assesseur à Kisumu (ouest) a dit avoir passé la nuit dans le bureau de vote, parce qu’il ne voulait pas “prendre une balle” en rentrant chez lui.
Dans cette ville, la troisième du pays et bastion de l’opposition, plus de trois heures après l’ouverture des bureaux de vote, seuls huit d’entre eux sur plus de 450 étaient ouverts, selon des responsables de la Commission électorale (IEBC).
A Kondele, le principal bidonville de Kisumu, comme dans la ville de Migori (ouest), des partisans de l’opposition ont même érigé des barricades où ils faisaient brûler des pneus. La police faisait un usage régulier de gaz lacrymogène pour disperser ces groupes.
– ‘Nous voulons le changement’ –
Les même échauffourées entre policiers et opposants ont éclaté dans des bidonvilles de Nairobi, Kibera et Mathare, ou dans d’autres villes de l’ouest, Siaya et Homa Bay.
“Nous ne voulons pas cette élection, nous ne voulons pas (le président sortant Uhuru) Kenyatta, ce que nous voulons c’est le changement. Que l’IEBC fasse les réformes nécessaires et ensuite on pourra avoir une vraie élection”, a déclaré l’un des manifestants à Kisumu, Joseph Ochyeng, 26 ans.
Si le calme régnait ailleurs dans le pays, la participation semblait aussi en très forte baisse par rapport au scrutin du 8 août, y compris dans les zones acquises au pouvoir.
Le pays était placé sous très haute sécurité, après des semaines de climat politique délétère. Au moins 40 personnes ont été tuées depuis le 8 août, la plupart dans la répression brutale des manifestations par la police, selon les organisations de défense des droits de l’homme.
Ce nouveau scrutin est organisé après l’annulation le 1er septembre par la Cour suprême de l’élection du 8 août, à l’issue de laquelle M. Kenyatta avait été proclamé vainqueur avec 54,27% des voix, contre 44,74% à M. Odinga.
La Cour avait justifié cette décision -une première en Afrique– par des irrégularités dans la transmission des résultats, faisant peser la responsabilité de ce scrutin “ni transparent, ni vérifiable” sur l’IEBC.
Galvanisé par ce jugement, M. Odinga, déjà trois fois candidat malheureux à la présidence (1997, 2007, 2013), a fait pression pour obtenir une réforme de cette Commission. Mais si l’IEBC a entrepris quelques timides changements, l’opposition estime qu’elle reste acquise au pouvoir.
– Déficit démocratique –
Le président de la Commission, Wafula Chebukati, avait lui-même accrédité cette idée la semaine passée en admettant qu’il ne pensait pas l’IEBC en mesure de garantir un scrutin crédible.
S’il a annoncé son retrait, M. Odinga ne l’a toutefois pas formalisé et son nom figure sur les bulletins de vote à disposition des électeurs, avec ceux de M. Kenyatta et des six autres candidats mineurs.
Dénonçant la “dictature” qui s’est abattue sur le Kenya, Raila Odinga a appelé de ses vÅ“ux mercredi la création d’un “Mouvement national de résistance” contre “l’autorité illégitime du gouvernement”.
Sauf énième rebondissement, Uhuru Kenyatta, fils de Jomo Kenyatta, le père de l’indépendance, devrait être réélu. Mais il souffrira d’un énorme déficit démocratique. Et avant d’être officialisée, sa réélection promet d’être soumise à une multitude de recours en justice.
L’abstention est donc un enjeu de taille pour M. Kenyatta, le leader de l’ethnie kikuyu, la plus nombreuse et influente du pays. Quelque 15,6 millions de personnes avaient voté le 8 août, et 8,2 millions avaient porté leur voix sur lui.
Depuis des semaines, le pays est plongé dans sa pire crise depuis les violences politico-ethniques de 2007-2008 (au moins 1.100 morts). Elle a remis en lumière les profondes divisions sociales, géographiques et ethniques qui traversent le Kenya et ses 48 millions d’habitants.
Les deux camps se sont engagés dans un affrontement stérile, à coups d’invectives, qui a provoqué l’exaspération de nombreux Kényans, lassés d’une crise qui a affecté leur pouvoir d’achat.
Par Stanley Kenny