La France va s’employer à relancer les relations entre l’Europe et la Russie. Depuis la fin du mois d’août, Emmanuel Macron met résolument en œuvre ce tournant de politique étrangère.
Dans une période où le système politique allemand semble essoufflé et où le Royaume-Uni s’efforce de concrétiser son retrait de l’Union européenne, le président français a une évidente facilité d’action sur le plan diplomatique.
Un rapprochement avec la Russie ne rencontrera de véritable opposition en Europe que dans certaines des ex-démocraties populaires, comme la Pologne ou les pays baltes, pour qui le souvenir de la tutelle soviétique restera à jamais un très mauvais souvenir.
Le rétablissement d’un véritable dialogue avec Moscou est désormais un objectif fort pour Paris. Le 27 août, à l’occasion de la conférence des ambassadeurs et ambassadrices tenue à l’Élysée, Emmanuel Macron a souligné que selon lui, «rebattre les cartes avec la Russie est indispensable».
«Pousser la Russie loin de l’Europe serait une profonde erreur, a-t-il continué. […] Je crois qu’il nous faut construire une nouvelle architecture de confiance et de sécurité en Europe, parce que le continent européen ne sera jamais stable, ne sera jamais en sécurité, si nous ne pacifions pas et ne clarifions pas nos relations avec la Russie.»
À ces arguments, le chef de l’État a ajouté que «la vocation de la Russie n’est pas d’être un allié minoritaire de la Chine» et que «Moscou ne tient pas à développer outre mesure ses relations avec Pékin» –sous-entendant que l’Europe ayant pris ses distances avec la Russie, les liens russo-chinois se sont renforcés.
Le président français a préparé le rapprochement avec la Russie en recevant Vladimir Poutine au fort de Brégançon le 19 août, peu avant le sommet du G7 à Biarritz.
Le G8, réunion des grandes puissances internationales, est devenu G7 depuis qu’en 2014, la Russie en a été exclue pour s’être emparée de la Crimée au détriment de l’Ukraine. Elle a alors été solennellement condamnée par les pays occidentaux et des sanctions économiques ont été décidées à son encontre.
En 2015, la France a même annulé la vente de deux navires Mistral, des bâtiments militaires construits à Saint-Nazaire que la Russie avait pratiquement payés. Les deux bateaux devaient s’appeler «Vladivostok» et «Sébastopol»; ils ont finalement été livrés à l’Égypte, qui les a dénommés «Gamal Abdel Nasser» et «Anouar el-Sadate».
L’ensemble de ces épisodes de sanctions à l’égard de la Russie n’a pour l’instant pas été abordé officiellement par Emmanuel Macron. La priorité est actuellement à la reprise de contacts concrets et réguliers.
Hubert Védrine, qui fut ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin entre 1997 et 2002, approuve cette réorientation: «Il est complètement absurde d’avoir aujourd’hui des rapports avec la Russie qui sont pires que ceux que l’on avait avec l’URSS. Il faut essayer de sortir de cette impasse –bien sûr en étant naturellement très prudents, très vigilants, en rendant coup pour coup. Mais quand Kissinger en 1970 avait lancé une négociation avec l’URSS, celle-ci était beaucoup plus menaçante, beaucoup plus dangereuse que ne l’est la Russie aujourd’hui.»
La tendance donnée par Emmanuel Macron semble porter ses fruits, puisqu’elle s’est rapidement traduite par un réchauffement des relations. Le 7 septembre, la libération réciproque de prisonniers russes et ukrainiens –35 de chaque côté– illustre une volonté de détente de la part de Moscou.
Dès le lendemain, le 8 septembre, Emmanuel Macron et Vladimir Poutine se téléphonent. Selon le Kremlin, les deux chefs d’État ont évoqué les mesures qui pourraient stabiliser la situation sécuritaire dans la région du Donbass, majoritairement peuplée de russophones, à l’est de l’Ukraine. Cette conversation a lieu alors que la veille, Emmanuel Macron s’est entretenu au téléphone avec Volodymyr Zelensky, le président ukrainien récemment élu.
Lundi 9 septembre, une première réunion d’importance franco-russe se déroule à Moscou. Il s’agit d’un «2+2»: deux ministres russes rencontrent leurs deux homologues français·es –à cause de l’annexion de la Crimée par la Russie, il n’y avait plus eu de rencontre de ce type depuis 2014.
En présence de Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian a déclaré devant la presse que «le moment est propice pour travailler à réduire la défiance […]. Notre conviction est que si nous ne parvenons pas à construire quelque chose d’utile avec la Russie, nous resterons dans une tension stérile, avec des conflits gelés et des risques d’escalade militaire incontrôlée.»
Aux côtés de Sergueï Choïgou, ministre russe de la Défense, Florence Parly a pour sa part affirmé: «Nous n’avons pas toujours la même vision, mais il est important de pouvoir se parler, d’éviter des incompréhensions, des frictions.»
Quant à la question de l’Ukraine, Jean-Yves Le Drian s’est contenté de reprendre la position française et européenne: «Ce n’est pas encore l’échéance de lever les sanctions. Bien sûr, aucun rapprochement durable entre la Russie et l’Europe ne pourra avoir lieu sans des progrès sur le dossier ukrainien. Nous estimons que le contexte y est aujourd’hui favorable, peut-être plus qu’il ne l’a jamais été en trois ans. Nous avons constaté, ces dernières semaines, des avancées significatives» –ce à quoi Sergueï Lavrov a répondu en formulant l’espoir que les «relations russo-ukrainiennes allaient se normaliser».
L’ordre du jour de cette rencontre à quatre à Moscou a notamment porté sur l’établissement d’une «architecture européenne de sécurité». «Il faut relancer notre dialogue à ce sujet», a souligné Parly, alors qu’un traité comme le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaires (FNI), qui date de 1987 et vise à démanteler des missiles américains et russes, ne sera pas reconduit.
Plus largement, la France propose à la Russie un «agenda de confiance» comportant une coopération dans les domaines de la sécurité, de la culture et du dialogue des sociétés civiles ou encore du rapprochement des valeurs et des principes communs face aux crises. Ce genre d’ample programme de travail convient traditionnellement au dialogue avec les responsables russes.
Il a également été confirmé qu’Emmanuel Macron était invité à venir à Moscou le 9 mai prochain, afin d’assister aux cérémonies du 75e anniversaire de la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie. Pour cette occasion, la présence de militaires français sur la place Rouge a été évoquée.
En attendant, Florence Parly, la ministre des Armées, a offert à Sergueï Choïgou une photo de l’escadrille Normandie-Niémen, dans laquelle des aviateurs français et russes se sont battus contre les troupes allemandes en Russie pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’Iran est une autre question d’actualité sur laquelle Emmanuel Macron s’est engagé et où il souhaite une coopération avec Moscou pour tenter de faire bouger les lignes. Par sa politique d’extrême fermeté à l’égard de Téhéran, Donald Trump a réussi à affaiblir les dirigeants iraniens modérés, ce qui lui permet de proclamer qu’il est impossible de dialoguer avec la République islamique.
Emmanuel Macron a décidé que la France pouvait intervenir dans cette situation bloquée. Javad Zarif, le ministre iranien des Affaires étrangères, a été invité à venir au sommet de Biarritz. Une visite symbolique qui lui a permis d’avoir un entretien avec Jean-Yves Le Drian puis avec Emmanuel Macron, ainsi qu’avec des membres des délégations allemandes et britanniques. Le président Trump a simplement mentionné qu’il pourrait un jour rencontrer le président iranien.
Le 7 septembre, l’Iran a annoncé avoir mis en route de nouvelles centrifugeuses avancées susceptibles d’augmenter son stock d’uranium enrichi. La mesure est une nouvelle entorse aux engagements que Téhéran avait pris, en 2015, lors de la conférence de Vienne sur les questions nucléaires.
De passage à Paris, le ministre américain de la Défense Mark Esper a affirmé «ne pas [être] surpris» de la mise en route par Téhéran de ces centrifugeuses avancées.
La France a jugé «regrettable» la décision iranienne, mais Emmanuel Macron cherche à travailler à une solution à ce dossier. À la conférence des ambassadeurs et ambassadrices, il a indiqué vouloir «essayer non seulement de peser dans cette situation, mais construire les conditions d’une désescalade et d’une solution».
Hubert Védrine ne désapprouve pas cette démarche présidentielle. Il estime qu’Emmanuel Macron «a raison d’essayer». D’après l’ancien ministre, «la question n’est pas: “Est-ce que la situation iranienne est compliquée”. Normalement, c’est insoluble. Est-ce qu’Emmanuel Macron a beaucoup de chances de gagner? Bien sûr que non. Est-ce qu’il a raison de tenter? Oui. Mais sa démarche ne peut marcher que si elle permet aux modérés en Iran de se renforcer et de corriger un peu la position iranienne».
En tout cas, par rapport à l’Iran et surtout à l’égard de la Russie, Emmanuel Macron a opéré à l’évidence un renouvellement d’approche diplomatique. Son choix n’a pas manqué de provoquer des réactions extrêmement diversifiées.
En Russie, le quotidien Nezavissimaïa Gazeta a publié, sous le titre «Pourquoi la France a besoin de la Russie», un article expliquant que si le chef de l’État français entend construire une relation de confiance avec Moscou, c’est pour faire de l’Europe un «participant à part entière de la politique mondiale», alors que «dans la confrontation actuelle entre Washington et Moscou, l’Europe a toujours l’air d’un pion».
De son côté, le tabloïd Moskovski Komsomolets a demandé à Rouslan Poukhov, membre du Conseil civil au sein du ministère de la Défense russe, en quoi les structures militaires russes pouvaient être utiles à la France, et inversement. La réponse de Monsieur Poukhov n’est guère positive: «Je ne vois pas comment la France pourrait nous intéresser, à partir du moment où elle dépend entièrement des Américains sur le plan militaire. Elle ne peut pas monter d’opération militaire de façon autonome. L’opération au Mali l’a démontré.»
En France, en revanche, une approbation appuyée et peu courante de la démarche d’Emmanuel Macron est venue de Marine Le Pen. La présidente du Rassemblement national, qui ne cache pas que son parti approuve la fermeté politique dont a toujours fait preuve Vladimir Poutine, a déclaré le 8 septembre: «Emmanuel Macron, après avoir dit pis que pendre de la Russie et contribué sous les ordres de l’Union européenne à aggraver cette sorte de guerre froide stupide, s’aperçoit que Marine Le Pen avait raison et qu’il faut normaliser les relations!»
Sur une toute autre partie de l’échiquier politique, Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de la Défense, a lui aussi salué dans Marianne les initiatives d’Emmanuel Macron pour rapprocher la France et l’Europe de la Russie. Le président de la fondation Res Publica a cependant appelé à la détermination «pour ne pas plier devant les résistances technocratiques».
Emmanuel Macron lui-même semble conscient que les changements politiques entamés à l’égard de Moscou vont rencontrer des réticences dans l’administration française. Il semble s’adresser aux fonctionnaires du quai d’Orsay ou de Bercy quand, à la conférence des ambassadeurs et ambassadrices, il éprouve le besoin de préciser: «Parfois, le président de la République dit des choses, puis la tendance collective pourrait être de dire: “Il a dit ça, mais nous, on connaît la vérité et on va continuer comme on l’a toujours fait.” Je ne saurais vous recommander de ne pas suivre cette voie. D’abord parce qu’elle est collectivement inefficace, puisqu’elle décrédibilise la parole du président de la République et par voie de conséquence, elle décrédibilise la parole de celles et ceux qui les représentent. Mais surtout, elle nous enlève de la capacité à faire.»
Il n’empêche: le chef de l’État a ébauché un mouvement d’inflexion de la politique étrangère française, un champ d’action qui sous la Ve République relève du «domaine réservé». Emmanuel Macron s’apprête donc à suivre de près les évolutions diplomatiques qu’il vient de lancer. Ce sera là une occupation présidentielle importante pour la deuxième partie du quinquennat.
AfriqueDiplo