Poursuivi pour corruption, Chakib Khelil a été blanchi par la justice algérienne au terme d’un long feuilleton politico-judiciaire. L’homme nourrit désormais de grandes ambitions.
Poursuivi pour corruption, Chakib Khelil a été blanchi par la justice algérienne au terme d’un long feuilleton politico-judiciaire. L’homme nourrit désormais de grandes ambitions.
Il anime des conférences, fait la tournée des confréries religieuses, voyage à l’étranger, prodigue des conseils sur la bonne gouvernance, critique le gouvernement et accorde des interviews aux médias de son choix comme si de rien n’était. Chakib Khelil, 78 ans, ancien ministre de l’Énergie (1999-2010), est devenu un homme si ordinaire qu’on en oublierait presque qu’il a été au cœur de divers scandales de corruption présumée qui ont marqué les trois premiers mandats du président Bouteflika. Un homme si ordinaire qu’on en oublierait que la justice algérienne l’a lourdement inculpé en août 2013 et lancé un mandat d’arrêt international contre lui, son épouse et leurs deux enfants, et contre cinq de leurs connaissances.
Pas de passage par la case prison
Dans un passé pas si lointain, Khelil était un proscrit, un hors-la-loi, un fugitif réfugié aux États-Unis pour échapper à la justice de son pays. Pour beaucoup de ses compatriotes, révoltés par l’ampleur de ces scandales chiffrés en milliards de dollars, sa place était en prison, au même titre que Rafik Khalifa, l’ex-golden boy qui a défrayé la chronique au début des années 2000.
Pour certains, la prison était même d’autant plus inévitable que ces affaires de détournement et d’enrichissement illicite ont déstabilisé le géant pétrolier Sonatrach, terni l’image de l’Algérie et discrédité ses dirigeants.
La prison, Chakib Khelil n’en fera sans doute jamais, car la justice algérienne a décidé de passer l’éponge sur toutes les accusations qui pesaient sur lui. Blanchi et réhabilité, Khelil, qui partage sa vie entre l’Algérie et les États-Unis, où sa famille réside encore, peut même rêver de succéder un jour à son ami Bouteflika.
Par quel extraordinaire retournement de situation la justice a-t-elle décidé de le laver des accusations portées contre lui ? Comment s’est-il retrouvé au cœur de ce tsunami politico-judiciaire dont les ramifications s’étendent jusqu’à la France, l’Italie, Dubaï et le Canada ?
A-t-il été réellement victime d’une cabale du Département du renseignement et de la sécurité (DRS, dissous en 2016) ? Quel lien son inculpation pourrait-elle avoir avec la mise à l’écart du puissant général « Toufik », dont les services avaient lancé toutes les enquêtes sur la corruption ?
Sa qualité d’ami et de ministre chouchou de Bouteflika lui a-t-elle finalement servi de bouclier contre un éventuel procès ? Décryptage d’un cas unique dans les annales de la justice et de la politique algériennes.
L’avis de blanchiment est venu le 10 novembre 2017 de la bouche même du Premier ministre, Ahmed Ouyahia. À la télévision, il affirme ce jour-là : « Le dossier de Chakib Khelil a été traité par la justice algérienne. Il n’y a rien. La justice algérienne a dit qu’il y a un non-lieu. » Rien ?
Rappel des faits. Le 12 août 2013, Belkacem Zeghmati, procureur général près la cour d’Alger, annonce que des mandats d’arrêt internationaux ont été lancés contre Khelil et plusieurs autres personnes dans le cadre de l’affaire dite Sonatrach 2. Khelil est alors poursuivi pour « corruption, blanchiment d’argent, conclusion de contrats contraires à la réglementation, abus de pouvoir et constitution de bandes criminelles organisées ».
Une affaire classée ?
Plus de quatre ans après le début de ses démêlés judiciaires, l’ancien ministre a donc bénéficié de l’abandon des poursuites engagées contre lui par le juge d’instruction de la 9e chambre du pôle pénal spécialisé près le tribunal de Sidi M’hamed d’Alger. Pourtant, ni le parquet d’Alger, ni le ministre de la Justice, ni l’intéressé lui-même n’ont communiqué sur ce non-lieu.
On ignore à ce jour quand, pourquoi et dans quelles circonstances la justice a pris cette décision. Khelil a-t-il été entendu par un juge qui lui aurait signifié l’abandon des charges ? Personne n’est en mesure de confirmer ou d’infirmer son éventuelle audition. Autant son inculpation a eu lieu au grand jour, autant ce non-lieu est intervenu dans la discrétion la plus absolue.
« Rien n’interdit à un juge de prononcer un non-lieu en l’absence du prévenu, explique un bâtonnier d’Alger. Mais, durant ma longue expérience d’avocat, je n’ai jamais vu un cas de non-lieu prononcé sans la présence de l’inculpé. Cela dit, je vois mal aujourd’hui un magistrat convoquer Khelil, même pour lui signifier que la justice l’a disculpé. »
Les avocats des autres prévenus n’ont pas non plus été informés de cette décision. Khelil est-il pour autant définitivement tiré d’affaire ? Car un non-lieu ne signifie pas l’acquittement. Celui-ci ou la relaxe ne peuvent être prononcés qu’à l’issue d’un procès. Des juges et des avocats avertis considèrent que, dans le cas de Khelil, l’affaire n’est pas classée. Elle est juste différée dans l’attente de l’évolution du contexte politique.
Coopération sécuritaire
« Ce que l’on a fait à Khelil… Beaucoup d’injustices ont été commises. » En s’exprimant ainsi le 25 octobre dernier, le même Ouyahia, qui connaît bien ce dossier et d’autres pour avoir été à la chefferie du gouvernement au moment de l’éclatement du scandale Sonatrach, conforte la version de Khelil, qui ne cesse de dénoncer un dossier fabriqué pour l’abattre. Décoder : les faits qui lui sont reprochés et les documents qui sont adossés aux accusations ont été montés de toutes pièces par le DRS avant d’être validés par la justice.
À supposer que les magistrats aient été instrumentalisés, pouvaient-ils inventer des documents et des pièces à conviction aussi nombreux ? L’enquête qui a débouché sur ces inculpations a pris plus de trois ans. Entre 2009 et 2013, les enquêteurs rassemblent un faisceau d’informations, d’indices et de preuves sur les activités de Khelil, des membres de sa famille, de ses amis et de divers intermédiaires et facilitateurs acolytes autour de contrats accordés par Sonatrach à des firmes italienne, canadienne ou moyen-orientale.
Dans le cadre de la coopération sécuritaire, des services de renseignements occidentaux et du Golfe fournissent aux Algériens des documents et des « tuyaux ». Même le FBI est sollicité pour mener des investigations sur les avoirs de Khelil et de ses proches aux États-Unis. Le Bureau américain obtient les autorisations pour accéder à leurs comptes afin de les éplucher. Des proches de Khelil ont même accepté de collaborer à ces enquêtes. Des officiers du DRS se rendent au Hoover Building, siège du FBI, à Washington D.C., pour recueillir le résultat de ces investigations.
L’octroi de contrats à des entreprises étrangères
Des agents fédéraux ainsi qu’un procureur américain séjournent à deux reprises, entre fin 2012 et début 2013, en Algérie pour un complément d’enquête. De fait, les Américains informent les Algériens que Khelil disposait dans leur pays de plusieurs avoirs, principalement sous forme de placements boursiers. De retour en Algérie en mars 2016 après trois ans d’exil en Amérique, Khelil confirmera les conclusions du FBI, expliquant toutefois que ses avoirs provenaient plutôt de sa retraite de la Banque mondiale.
Le vrai coup d’accélérateur à toutes ces investigations est donné en février 2013, après la publication en Italie et au Canada de deux enquêtes accablantes dans lesquelles les noms de Chakib Khelil et de ses amis apparaissent clairement.
Lui et au moins deux de ses connaissances auraient joué un rôle décisif dans l’octroi de faramineux contrats à des entreprises étrangères en échange de commissions évaluées à plusieurs centaines de millions de dollars. Ces interventions rétribuées sur des comptes disséminés en Europe, dans le Golfe et en Asie ont donné lieu à des acquisitions immobilières de grand standing et à des avoirs de luxe, tels que des bateaux ou des œuvres d’art. Révolté par ces révélations, le président algérien ordonne à la justice d’« accélérer les investigations ».
« Des preuves irréfragables »
Celle-ci envoie alors des commissions rogatoires dans plusieurs pays, tandis que des perquisitions sont menées au domicile de Khelil à Alger et à celui de sa mère à Oran. Informé de l’imminence de ces perquisitions, l’intéressé quitte l’Algérie pour se mettre à l’abri aux États-Unis. La police et les juges lui adressent des convocations pour qu’il soit auditionné.
Il n’aura qu’une seule réponse : son médecin lui a interdit de voyager pour cause de maladie. Le fruit des commissions rogatoires revenues de France, d’Italie, du Canada, du Liban, de Suisse, des Émirats, de Singapour, de Hong Kong et du Royaume-Uni, les documents transmis par les Américains et par d’autres services étrangers, ainsi que ceux empilés en Algérie constituent des preuves concordantes et suffisamment importantes pour ouvrir une instruction judiciaire. « Des preuves irréfragables », selon les mots d’un familier du dossier. Là intervient un épisode crucial de l’affaire Khelil.
Août 2013. Le président Bouteflika est en convalescence à Alger après une longue hospitalisation en France pour soigner l’AVC dont il a été victime quatre mois plus tôt. Son avenir politique est en ballottage, et la question de sa succession est posée au grand jour. Dans ce contexte particulier, Mohamed Charfi, ministre de la Justice, est saisi du dossier impliquant Khelil et consorts.
Après plusieurs jours de réflexion, il consulte le chef du DRS sur l’opportunité de lancer les procédures judiciaires. Toufik donne à Charfi son quitus, mais lui demande d’en aviser le président. Réponse de ce dernier au ministre de la Justice : « Faites votre travail… » Sur le point de partir au Portugal pour y passer des vacances, le procureur général près la cour d’Alger est rappelé en urgence pour mettre au point l’opération. Les chefs d’inculpation sont rédigés, et les mandats d’arrêt internationaux préparés en vue d’être transmis à Interpol.
« Au vu du dossier, dira plus tard ce procureur, on ne pouvait pas ne pas inculper Khelil. » L’annonce de l’inculpation de ce dernier, ainsi que le mandat international lancé contre lui – il sera retiré deux jours après son émission – affectent Bouteflika.
A-t-il été mal informé ou induit en erreur par son ministre de la Justice et son fidèle chef du DRS ? Toufik confiera à ses proches qu’il a constamment tenu informé le chef de l’État de l’évolution des enquêtes sur les affaires de corruption. « Ma seule erreur, concède-t-il devant un visiteur, a été de ne pas l’avoir informé sur le mandat d’arrêt. »
Bouteflika a-t-il vécu les déboires judiciaires de son ami d’enfance comme une trahison, voire comme un affront ? À un autre de ses amis, Toufik assure : « J’ai toujours apporté au président des preuves de l’implication de Khelil. Il répondait : “continuez votre travail.” »
Le chef de l’État s’est-il senti trahi quand ce dossier a été transmis à la justice ? Fort possible. Selon diverses sources, le président aurait souhaité que les investigations s’arrêtent juste devant la porte de Khelil et de ses proches.
À l’une de ses connaissances de longue date, Bouteflika fait part de son ressentiment : « Que Chakib paie pour ce qu’il a fait. Mais je n’accepte pas que l’on s’attaque à sa famille. » Pour lui, Khelil a déjà payé en se faisant éjecter du gouvernement en 2010 à la suite du scandale qui avait ébranlé Sonatrach cinq mois plus tôt. « Limoger son ami, c’était déjà se faire violence, observe un ancien ministre. On a franchi la ligne rouge en l’envoyant devant un tribunal. C’en était trop. »
Limogeages en série
Les secousses provoquées par la mise en examen de Khelil seront dévastatrices. À la déception de Bouteflika s’ajoute la colère du cercle présidentiel, qui s’est senti directement visé par cette affaire. En privé ou en public, des membres du cercle pestent contre le DRS et son chef en les accusant de fabriquer des dossiers pour compromettre des ministres et des amis de Bouteflika.
Le cas Khelil n’est plus une affaire de justice, mais une question éminemment politique. Le premier à en faire les frais est Mohamed Charfi. Il refuse de retirer le nom de Khelil du dossier Sonatrach 2, comme le lui a demandé Amar Saadani, le secrétaire général du FLN, contre son maintien dans l’exécutif. Il est remercié le 11 septembre 2013.
Le procureur général Belkacem Zeghmati ? Limogé un an après, avant d’être repêché pour un poste à la Cour suprême. Le juge d’instruction qui a lancé les mandats d’arrêt ? Dessaisi du dossier et muté dans une autre juridiction. Le service central de la police judiciaire du DRS qui a mené les enquêtes ? Dissous quatre jours avant le limogeage de Charfi. Ces mesures, qui s’apparentent à des représailles, n’épargneront pas le chef du DRS. Accusé par Saadani de forfaiture et de manquements à la sécurité, il est écarté le 13 septembre 2015. Le puissant département qu’il a bâti pendant vingt-cinq ans ne lui survivra pas. Dissous en janvier 2016.
Fin du couple Bouteflika-Toufik
L’autre dommage collatéral est la fin du couple Bouteflika-Toufik, qui aura duré seize ans. Jusqu’à cet épisode, les deux hommes étaient très proches. Le premier est redevable au second pour l’avoir hissé au pouvoir en 1999 et l’avoir soutenu pour s’y maintenir en 2004 et 2008, et de lui avoir même sauvé la vie à deux reprises (en 2005 quand Bouteflika a été victime d’un ulcère hémorragique et lors de l’AVC de 2013).
Le second aura été d’une loyauté indéfectible. « Le cas Khelil est un vrai casus belli entre les deux hommes, décrypte un homme du sérail. Certes, Toufik n’a pas fait montre de beaucoup d’ardeur pour le quatrième mandat de Bouteflika, mais c’est surtout cette affaire qui a rompu la confiance entre lui et le président. »
Si l’affaire Khelil est l’aboutissement d’une enquête aux dimensions internationales, elle ne peut être dissociée de la relation conflictuelle qu’il entretenait avec l’ex-patron du DRS. Dès le départ, ce dernier s’est opposé à la nomination de Khelil comme ministre de l’Énergie tant il était considéré comme une sorte d’agent des Américains. La méfiance s’accentuera lorsque Khelil élabore, au début des années 2000, avec le concours d’un avocat new-yorkais, une nouvelle loi sur les hydrocarbures jugée antinationale et favorable au lobby pétrolier américain.
Toufik pèsera de tout son poids pour que cette loi ne passe pas (elle sera amendée à plusieurs reprises). De son côté, Khelil nourrissait une franche hostilité à l’égard des officiers du DRS chargés de la sécurité et du renseignement au sein du ministère de l’Énergie. Il en a fait écarter quatre. « L’une des seules fois où Khelil s’est rendu au bureau de Toufik, c’était pour lui demander de relever de ses fonctions l’un de ses officiers », raconte une source proche de l’ex-chef des services.