La Chine multiplie les constructions d’infrastructures sur les marchés africains –et voilà bien longtemps que ces contrats «sans contrepartie» inquiètent Washington. La presse raffole de ces projets massifs (ports, chemin de fer, routes), qui alimentent pourtant plus d’une peur (qu’il s’agisse de la dette des gouvernement africains ou de l’influence politique chinoise). Mais l’Amérique se trompe de priorité en redoutant ces chantiers. La véritable menace stratégique est ailleurs: la Chine tente aujourd’hui de remodeler le paysage médiatique des pays d’Afrique.
Le pays a considérablement élargi sa présence médiatique en Afrique au fil des dix dernières années, en exhortant les peuples africains à  «bien raconter l’histoire de la Chine», mais aussi en influençant les normes du continent en matière de télécommunications, de données et d’informations. Les États-Unis ont toujours joui d’un avantage concurrentiel dans le secteur des communications et des médias; ils auraient donc tout intérêt à suivre ce phénomène de plus près.
Les appareils mobiles et la télévision ont presque entièrement pénétré le marché des médias en Afrique. Les investissements télécoms chinois (via Huawei Technologies et ZTE, qui ont pour actionnaire principal une entreprise publique chinoise) ont installé plus de quarante réseaux télécoms de troisième génération dans plus de trente pays africains. La part de marché des téléphones chinois est par ailleurs très importante dans la région. Transsion Holdings, qui n’intervient pas en Amérique ou en Europe, représente 30% des ventes de téléphone en Afrique (sous sa marque Tecno Mobile) devant Samsung (22%). Transsion a récemment annoncé qu’il comptait entrer au STAR Market de la Bourse de Shanghai en tablant sur une levée de fonds supérieure à 420 millions de dollars (378 millions d’euros).
En Afrique du Sud, Huawei totalise 14,5% des ventes de téléphones –soit la deuxième part de marché, bien supérieure aux 4% d’Apple. Une grande partie de l’Afrique consomme les médias sur portable, mais les ventes de téléviseurs progressent dans la classe moyenne, et le secteur chinois de l’électronique lutte bec et ongles pour s’emparer de ce marché. Le groupe Konka a construit une usine en Égypte pour alimenter la région, et il s’est associé à  la plateforme commerciale Jumia. En Afrique du Sud, Hisense gère plusieurs sites de production au Cap et domine le marché télévisuel (plus de 22% de parts de marché), fort d’un investissement du Fonds de développement sino-africain. Les entreprises chinoises contrôlent les mode de diffusion médiatique; pour des millions d’Africain·es, elles représentent donc –littéralement– des fenêtres ouvertes sur le reste du monde.
Forte de son accès inégalé aux téléspectateurs vivant en Afrique, la Chine investit également dans les contenus et les infrastructures de la télévision africaine. En 2012, elle a créé CCTV Africa, une chaîne d’information anglophone gérée par la télévision chinoise d’État. Elle a été rebaptisée China Global Television Network (CGTN) Africa en 2016, avant d’être incorporée au China Media Group en 2018. Elle constitue le premier investissement international d’un projet global de 6,6 milliards de dollars visant à renforcer la présence médiatique chinoise à l’international. CGTN dispose d’une filiale de télédiffusion à Nairobi. Elle n’est pas très populaire auprès des marchés africains, mais elle est diffusée presque partout.
Le Pan-Africa Network Group (PANG) chinois a obtenu le droit d’être l’un des deux distributeurs du Kenya en 2015, lorsque le pays est passé de l’analogique au numérique. Aucune entreprise américaine n’a répondu à l’appel d’offres. Des rumeurs de corruption ont entaché ce contrat; il faut par ailleurs souligner que PANG appartient notamment à StarTimes, géant pékinois des médias et des télécoms, qui entretient des liens étroits avec le gouvernement chinois. Il a des filiales dans plus de trente pays africains et a été retenu pour gérer l’ensemble du programme «10.000 villages», annoncé par le président chinois Xi Jinping au Forum sur la coopération sino-africaine de 2015 à Johannesburg. Cette initiative va équiper plus de 10.000 villages en télévision numérique dans vingt-cinq pays africains.
StarTimes, qui est en partie détenu par le Fonds de développement sino-africain de la Banque de développement de Chine, propose une gamme de services de télévision numérique aux consommateurs de la classe moyenne. Son principal argument de vente: l’accessibilité. Au Kenya, son bouquet de base coûte environ 2,50 dollars, contre 9,50 dollars chez la firme sud-africaine DStv. On comprend donc pourquoi il compte 10 millions d’abonné·es en Afrique (et 1,4 million dans le seul Kenya).
La Chine ne se contente pas de développer ou de gérer ses propres sociétés sur le continent: elle investit également dans des médias africains existants. Au Kenya, les journaux anglophones sont remplis d’articlesdirectement empruntés à l’agence chinoise d’État Xinhua, sans citation aucune. En Afrique du Sud, des entreprises proches de Pékin détiennent 20% des parts d’Independent Media, le deuxième groupe de médias du pays, qui regroupe vingt grands quotidiens. Cet organe de presse a prouvé son manque d’indépendance en supprimant une chronique consacrée à la détresse des Ouïghours, communauté chinoise de confession musulmane –un sujet qui dérange Pékin.
Ce type d’incident (et les aides financières massives qu’elle injecte dans ses propres contenus comme dans d’autres investissements) montre que la Chine prend sa pénétration du marché des médias africains très au sérieux –pas uniquement en tant que projet commercial, mais aussi en tant qu’instrument politique d’État. Selon certain·es expert·es, les filiales africaines de Pékin fonctionnent peu ou prou de la même manière que Russia Today (RT), la chaîne du gouvernement russe: elles comblent les lacunes des médias occidentaux à grand renfort de récits alternatifs censés bénéficier à la Chine.
En renforçant sa présence médiatique sur le continent, la Chine influence la carrière de beaucoup de journalistes africain·es via des initiatives de coopération médiatique de haut niveau ou les nouveaux centres de presse sino-africains. Chaque année, près de mille journalistes d’Afrique suivent des programmes de formation en Chine. Objectifs: leur faire découvrir le pays et renforcer les liens culturels. Cette pratique est pour le moins inquiétante: les dérives médiatiques de la Chine ne sont guère reluisantes (pressions, censure).
En dépit de cet afflux d’investissements chinois, les États-Unis ont encore quelques cordes à leur arc. En 2016, CNN a installé un bureau multi-plateforme à Lagos pour développer sa présence numérique au Nigeria, et Bloomberg a lancé une édition africaine pour cibler les professionnel·les des secteurs de la finance et des affaires, en pleine expansion sur le continent. Netflix est disponible dans toute l’Afrique depuis 2016; en décembre 2018, il a annoncé qu’il comptait financer des séries originales africaines.
Soulignons toutefois que les médias américains n’enregistrent qu’une faible croissance sur les marchés africains; l’augmentation rapide des investissements chinois continuera donc certainement d’entamer l’avantage des États-Unis à court terme. Mais s’ils se reprennent, ces derniers pourront toutefois se maintenir dans le peloton de tête. Ils pourraient par exemple organiser un forum pour l’investissement consacré aux médias et aux technologies d’Afrique, qui permettrait d’identifier et de surmonter les problèmes faisant barrage aux investissements américains dans le secteur médiatique des plus grands marchés d’Afrique.
Donald Trump pourrait également nommer un membre d’une société de médias américaine au Conseil consultatif du président des États-Unis sur la gestion des affaires en Afrique, qui est composé d’entreprises américaines ayant des intérêts économiques en Afrique, et qui vise à améliorer les politiques commerciales américaines portant sur les marchés africains. Il pourrait aussi demander à un haut fonctionnaire du département du Commerce d’entrer en contact avec les géants américains des médias et des nouvelles technologies (YouTube, Netflix, Amazon, WarnerMedia, Facebook, Google et les autres) pour développer une stratégie sectorielle visant à faire avancer les intérêts américains dans les marchés africains.